Sandra Moussempès (Poétesse française née en 1965 à Paris)
dans Lettres aux jeunes poétesses, édition L’arche, 2021
Chère jeune poétesse,
Ne cherche pas à devenir poétesse, tu l'es déjà, tu en approfondiras le socle. Soit un peu sorcière, un peu Lilith, ne deviens pas une Eve en côte d'Adam formatée par l’attrait des conventions. Reste libre et singulière, approche de tes zones d’ombres, de ta façon particulière d'être au monde. Prends tes différences comme des biens précieux qui t'aideront à écrire, filmer, chanter, composer, exprimer ce qui t’est propre. Deviens ton propre laboratoire textuel et sensoriel. Laisse les mots travailler à ta place tout en te centrant sur une nécessité esthétique. Jette ce qui ne te convient pas, ne garde que l’essence, travaille la musicalité, soit envoûtée, perturbée, refuse le pathos, les expressions convenues. Ne fuis pas tes émotions, recycle-les. Ne crains pas la souffrance ou la solitude qui peuvent aussi être des alliées. Ne te sur-adapte pas aux autres et ne fais pas du confort de vie un but à atteindre. Il ne s'agit pas de romantisme suranné mais bien d'un engagement total. Vis à travers l'intensité d'une relation amoureuse ou dans le calme d'un ermitage, mais soit pragmatique et consciencieuse pour le choix de tes éditeurs, l'élaboration de lecture augmentées, les dossiers de demandes d’aides, qui te prendront autant de temps que la création. Accepte tes abattements et le trou béant qui parfois t’habitera, tout volonté l'écriture provient de ce vide là qui ouvre ton corps depuis l’enfance.
Ecris régulièrement, n'importe où, ne conçois pas le poème comme une chose « poétique » mais comme une distanciation de ce qui sature ton esprit. Tu peux capturer un fragment d'intensité ou bien décrire cliniquement un ectoplasme, quoi que tu choisisses, fais-le à ta façon. Le poème ne doit pas être le réceptacle de ses émotions, rejette la mièvrerie ou re- découpe-la au scalpel. Trouve ton langage formel, informel à travers le prisme des mémoires de ce dont on ne se souvient pas.
Cultive à l'instar des deux Émilie Brontë et Dickinson, ce troisième oeil, cette intensité de la perspicacité où l’isolement recueilli mais bouillonnant prévaut sur l'agitation du monde extérieur. Deviens chanteuse, photographe, curatrice personnalisée du salon des bizarreries que tu créeras dans ton esprit. Tes poèmes en sont les installations écrites et émouvantes traversent les époques. Soit actrice de ton film intérieur, prends-toi en photo dans un miroir se reflétant dans un miroir, se reflétant dans un miroir et regarde disparaître sans jamais vraiment disparaître le reflet de ton visage. C'est là que le poème advient. Surtout lis et lis encore : des romans, de la poésie américaine, des modes d'emploi inutiles de machines dont on ne se sert pas, des magazines féminins pour en extraire ce qui t'agacera et te donnera envie d'en détourner/détruire l'image d'une femme/active/potiche/parfaite maîtresse de maison/multi-orgasmique en bikini. Joue avec ce prototype de poupée Barbie, prends des ciseaux et observe le vacuité des stéréotypes qui se sont proposés, soit fascinée parfois par le faux pour en extraire le vrai. Ces paillettes qu'on te refuse, crée-les en toi, refuse les algorithmes et les fausses rencontres virtuelles, les faux couples, les fausses familles, aux faux sourires cisaille si tu le veux ces visages qui vantent un bonheur en kit.
Ne t'inquiète pas de n’aimer que la pluie, de t'ennuyer devant le fameux coucher de soleil, de préférer une pleine lune éclatante ou la beauté d’une tour londonienne embrumée. Nourris-toi de tes lectures sans devenir esclave d'un style, d'une chapelle, ne plagie jamais, ne cherche pas à rentrer dans un moule, dans un groupe, demeure libre avec tes maladresses et tes failles ouvertes. Ne cherche pas de Pygmalion, tu vaux mieux qu'un échange de services et de fluides. Tu as plusieurs facettes telle une Britney Spears, « sunny girl » dark ou sans double Mary Shelley fille de suffragettes et créatrice de monstres déroutants. Observe ta jumelle dizygote dans un miroir, elle est à l'intérieur de toi.
Tu es là pour brouiller les pistes et non pour t’expliquer. Même si tu traces ton sillon, reste imprévisible. Utilise tout ce que tu peux recycler, les conflits, le quotidien ou les détails d'une série Netflix que tu réinventes par le biais de tes obsessions. Démantèle le langage commun qui formate jusqu'aux pensées de nos fictions intimes.
Ecris dans le noir en visionnant un film, danse sur de la techno à fond ou médite. Ne sois ni dans la fausse modestie ni dans la posture. Les autres ne t'ont peut-être donné que des espaces troués ou retors alors tu cherches ta place mais tu existes déjà.
N’oublie pas l’humour, qu'il soit grinçant ou décalé, il donne l’élégance. Recherche la perturbation plus que l’harmonie. Recoud à l'envers et patiemment toute déconvenue jusqu'à la bonne surprise des évasions programmées. Sylvia Plath disait que voir le monde tel qu'il est sans l'imagination est un effroi sans nom. La poésie est le dépôt immatériel de la pensée énigme. Ecrire et l’espace de survie et de flottaison par excellence. Expérimente la forme. Le poème est un objet complexe qui se tissent en énoncés stroboscopiques
Respecte autant la sorcière sensuelle que la chamane en toi, la femme fée, la geisha, la midinette, la folle ou la contemplative, la mystique, la guerrière, la petite fille, la prude, l'amoureuse extatique ou inconsolable en toi. Soit celle qui chante, profère, charme, rit aux éclats, pleure, observe, prédit ou maudit, quitte à passer pour une hystérique ou une dépressive. Cette hystérie donne des états modifiés de conscience socle de la transe poésie. Intéresse toi à l'occulte pour former ton esprit est lis des ouvrages scientifiques comme si tu lisais des poèmes. Voyage, vis quelques temps à l'étranger jusqu'à rêver dans une autre langue pour prendre du recul. Apprends à détruire les cadres plutôt qu'à les vernir, fais de ton art une constante.
Etre à la fois poétesse et mère élevant comme moi, seule, son enfant, ne sera jamais aussi confortable que pour un homme, mais cela nourrira aussi ton œuvre. La vie est le laboratoire à flux tendu de l’écriture. Les femmes créatrice font peur car elle voient au-delà des apparences. Marie Shelley fut longtemps caché par Frankenstein. Aujourd'hui encore trop de sommaire, trop de catalogues sont exclusivement masculins. J'ai un corps de femme qui m'a appris qu'il fallait se battre, se protéger des prédateurs tout en assumant sa féminité, sa sensualité. Sois prudente dans la vulnérabilité que tu offres aux autres. Les loups ont parfois des peaux d’agneaux et l’omerta sexiste peut régner même chez ceux et celles qui se targuent d’en être les pourfendeurs.
Je m'adresse à la jeune poétesse que je fus. Mes incantations ne valent pas pour toutes tu l’auras compris, mais c'est la voix que j'ai empruntée. Chaque cheminement a sa particularité
La poésie te permettra de détourner les codes sociaux, de dénoncer les faux-semblants investir le féérique et l’étrange, à travers les sensation de « déjà-vu », de créer des repères d'affect pour en moduler l’intensité, comme avec des haut-parleurs réglables. C'est l'emboîtement de toutes les forces en présence et leur détournement singulier qui fait oeuvre. Et en ces temps de marchandisation des rapports humains, dans un monde où façades et faux-selfs dominent, être poétesse c’est faire le vœu de toucher à cette intime vibration.